Baisse des dons : et si on commençait par s’adresser aux bonnes personnes ?
C'est leur avis | 26 juin 2019 10 minutes
Derrière les débats sur la chute de la générosité se cache une question plus profonde. Celle de l’impasse dans laquelle se trouve une majorité d’associations en invitant à la générosité seulement une toute petite partie de la population française. Une partie, de surcroît, en voie d’extinction. Nous avons récemment publié 36 solutions pour réinventer sa prospection, un recueil de recommandations et inspirations opérationnelles à destination du non marchand. À l’occasion de la sortie de ce livre blanc, Karine Sence Caby, directrice du groupe, et Philippe Gervais, directeur général associé, répondent à nos questions. Interview croisée sur les enjeux, avenirs et défis du secteur.
Vous soutenez que la baisse de la générosité s’explique par le vieillissement des donateurs. Pourriez-vous être un peu plus précis ?
PG : Historiquement, les « plus généreux », à qui les associations s’adressent en priorité, sont les plus de 73 ans, ceux qu’on appelle les seniors. Autour de ces « cibles » et de leurs caractéristiques se sont développées des savoir-faire marketing pour leur proposer de maintenir ou développer leur soutien à ces structures. Sauf qu’aujourd’hui, en toute logique, ces seniors s’éteignent progressivement : les autres potentiels de générosité se trouvent auprès de populations forcément plus jeunes, aux spécificités et usages différents. Pour nous, l’enjeu est là : intéresser ces personnes.
« La baisse de la générosité est une non-question, les Français sont généreux. Le vrai drame dont personne ne parle, c’est l’absence de renouvellement des donateurs. Sans lui, d’ici 20 ans, les associations auront disparu avec leurs donateurs actuels. »
KSC : Je dirais même qu’il y a une confusion du problème. Aujourd’hui, la collecte n’est pas en baisse (exception faite de l’impact du passage à l’IFI*). La générosité est toujours là, le nombre de dons est maintenu. Le montant du don baisse, mais c’est dû à une configuration ponctuelle : avec la hausse des taxes, les seniors ont moins de marge de budget à céder. Le dernier communiqué de France Générosité montre d’ailleurs que les donateurs actuels se mobilisent lorsque l’urgence de la situation leur est expliquée**. La seule chose qui baisse inexorablement c’est le nombre de personnes dont est issue cette générosité. Et ça, c’est un drame car, sans changement, d’ici 20 ans, les associations s’éteindront avec leurs seniors.
Pourquoi un ton aussi alarmiste ? Est-ce qu’il ne suffirait pas simplement de s’adresser à des personnes plus jeunes ?
PG : C’est un peu plus compliqué ! Une génération est sensible à certains messages, canaux de communication, formes de soutien, financiers ou non d’ailleurs. Un exemple : des seniors apprécient de recevoir des journaux d’informations de l’association (expliquant les projets faits et à faire) et de la soutenir en lui renvoyant un chèque. Mais ces usages, tels qu’ils existent pour l’instant, ne fonctionnent pas forcément chez les plus jeunes, qui peuvent être par exemple plus réceptif aux messages digitaux ou vouloir donner du temps plutôt que de l’argent. Enfin, ces générations – on en compte 5 – partagent des différences et des similitudes : pour aider nos clients à les appréhender, nous avons mené des études, qualitives et quantitatives, afin de les cartographier.
« le potentiel est énorme : aujourd’hui, 6 foyers français sur 10 ne donnent pas encore. Les sensibiliser implique des changements structurels conséquents, qui peuvent faire peur. »
KSC : Les appréhender « toutes » d’ailleurs ! Car l’objectif n’est pas seulement de discuter avec la génération qui suit les seniors, ce serait relancer un cycle identique : à terme, ces personnes disparaîtront aussi, et il faudra à nouveau tout recommencer. Le vrai défi, c’est d’adopter le mode multi-générationnel, c’est-à-dire de considérer, dans l’idéal, tous les publics en leur proposant des messages adaptés à leurs attentes et caractéristiques. Et le potentiel est énorme : aujourd’hui, 6 foyers français sur 10 ne donnent pas encore. Mais les sensibiliser implique des changements structurels conséquents, qui peuvent faire peur.
Adresser tout le monde toute l’année, ce n’est pas un peu titanesque en plus d’être peu rentable ? On entend souvent dire que les jeunes générations, les 18-25 ans par exemple, ne sont pas généreuses.
KSC : Nous, on prône le marketing facile : on peut très bien être efficace sans lancer de machine de guerre ! En ce qui concerne la rentabilité, deux réponses. D’abord, nous sommes tous généreux. Mais notre potentiel varie selon notre stade de vie : des enfants à charge, une période de chômage… Cela explique que la générosité vient surtout des plus âgés, qui ont plus de marge de budget. Une étude révèle cela dit que, en terme de montant de don par rapport au revenu, les plus jeunes (moins de 30 ans) sont plus généreux que les plus vieux (70 ans et +) ! La générosité d’un individu peut donc reprendre et s’arrêter aléatoirement. Ce qui mène à la seconde réponse : on ne peut être seulement guidé par une logique de rentabilité car l’entretien d’un lien durable avec une personne requiert un travail continu, donc parfois non rentable immédiatement.
« Une étude révèle que, en terme de montant de don par rapport au revenu, les plus jeunes (moins de 30 ans) sont plus généreux que les plus vieux (70 ans et +) ! »
PG : De plus, la notion de « générosité » ne comprend pas que le don d’argent. Si certaines associations investissent dans la recherche d’autres formes de soutien, la majorité se concentre sur la collecte financière. Or, les nouvelles formes de générosité commencent à peser de plus en plus dans le financement des missions sociales des associations ! Parmi elles, le mécénat de compétences*** maintient par exemple une croissance annuelle de 5%. D’ailleurs, d’ici 2021, je prédis que le montant des dons déclarés par les entreprises au travers d’actions de mécénat (2 milliards en 2017****) équivaudra au moins à celui déclaré à Bercy par les particuliers (2,6 milliards en 2017*****). Ce mode de soutien, qui répond à la quête de sens de salariés de certaines générations, permet aussi de répondre aux besoins politiques et RSE d’entreprises, tout en aidant des associations car elles s’évitent ainsi des investissements financiers. C’est pour cela que nous avons récemment racheté la start up L’Engagement Simone pour offrir à nos clients l’opportunité de bénéficier d’un autre type de générosité.
Enfin, il aura fallu quand même un peu de temps avant que le mécénat de compétences ou d’autres niches de générosité nedeviennent rentables… Or, le budget des associations reste une question sensible. Pensez-vous vraiment que le grand public soit prêt à accepter une telle utilisation des ressources ?
KSC : Plus que de budget, c’est avant tout une question d’état d’esprit : essayer, accepter de se tromper, sinon on n’avance pas. Nous sommes face à une situation – la disparition des donateurs traditionnels – où il faut presque tout inventer. C’est dans cette optique que nous partageons les constats que nous permet notre position d’agence, au quotidien au contact de structures variées. D’où ces livres blancs, qui visent à fournir une matière suffisamment vaste pour inspirer différentes structures et ambitions.
« On pourra toujours fournir à nos clients des solutions « 360 » telles qu’ils nous les demandent. Mais il faut absolument qu’on nous permette d’aller plus loin. »
PG : Dans notre livre, on trouve des idées brillantes mises en place par des structures de taille moyenne, voire petite. La Mie de Pain a réalisé une campagne où un don de 15€ finançait un duvet grand froid : simple, conçu pour une cible spécifique, le dispositif a super bien marché ! Se positionner en Recherche & Développement est un impératif qui n’implique pas d’avoir des fonds énormes ou d’être une grande marque. France Générosité mentionne des associations dont la collecte est en hausse, comme Greenpeace ou le WWF, de grandes associations oui, mais connues pour être des aventurières. L’enjeu va au-delà de créer de belles publicités ! C’est construire des parcours et offres de générosité. Financer de nouveaux modes de paiement, mettre en place un partenariat avec un acteur du marchand : ça ne s’improvise pas et demande du temps, de l’argent et de l’expertise ! On pourra toujours fournir à nos clients des solutions « 360 » telles qu’ils nous les demandent. Mais il faut absolument qu’on nous permette d’aller plus loin. C’est d’ailleurs pour ça que nous investissons chaque année 20% de notre résultat en Recherche et Développement.
Associer avenir du secteur associatif à la collecte de fonds, n’est-ce pas un peu extrême ? Une association, c’est quand même avant tout une mission plutôt que de l’argent…
PG : Bien sur ! Mais d’une part, les autres formes de financement, comme les bailleurs de fonds, impliquent des contraintes lourdes qui demandent d’investir en amont pour débloquer ces fonds (c’est le serpent qui se mord la queue). Et qui ne garantissent d’ailleurs pas une indépendance totale des structures qui les sollicitent.
Et très concrètement, la moindre mission « coûte » : donc le marketing conditionne en partie la survie des associations.
KSC : Et il n’est pas irréconciliable d’être dans le non marchand et de faire du marketing. On peut collecter efficacement, non pas par amour de l’argent, mais par désir de réaliser la mission de l’association ! On peut être un marketeux et avoir une âme, je l’espère… au moins pour nous !!
Pour télécharger gratuitement le livre blanc 36 solutions pour réinventer sa prospection, rendez-vous ici !
* En 2018, l’impôt sur la fortune immobilière remplace l’impôt sur la fortune. Le nombre de personnes imposables de cet impôt, ainsi que leurs assiettes fiscales, sont réduits. Les fondations qui pouvaient bénéficier de dispositifs de défiscalisation de cet impôt ont constaté une baisse du nombre de dons.
** d’après France Générosité, 94% des dons de 2018 ont été assurés par des donateurs fidèles, surtout suite à l’appel à la mobilisation de fin d’année faite par les associations, ayant constaté une baisse des dons.
*** Le mécénat de compétences est un modèle économique qui met en relation des associations avec des entreprises du monde marchand. Les salariés épaulent ponctuellement les membres de l’association en leur faisant bénéficier de leurs compétences. Les missions peuvent aussi bien directement concerner des personnes soutenues par l’association que sur des besoins internes de l’association.
**** Données issues du baromètre Admical d’octobre 2018
***** Données issues de la 23e édition de Recherche et Solidarité